Lutte contre la désinformation : Les francophones, les grands absents des réflexions mondiales !

Les initiatives de lutte contre la désinformation se multiplient à travers le monde. Les vérificateurs de faits aux côtés des géants de l’internet – comme les GAFA – et autres bailleurs de fonds soutenant les enjeux de l’information dans un processus de résilience, se réunissent régulièrement depuis quelques années à travers des rencontres régionales et internationales afin de conjuguer leurs efforts. Les francophones en général et l’Afrique francophone en particulier, manquent toujours à l’appel.

S’il y a une chose qui frappe aux premiers abords dans la lutte contre la désinformation à travers le monde, c’est la faible représentativité des francophones dans les grandes instances de réflexion et de décision. Ils brillent par une absence remarquable lors des rencontres de haut niveau sur la construction des synergies dans le cadre de la lutte coordonnée contre la désinformation qui gagne de plus en plus le monde, avec des formes diversifiées selon les objectifs des auteurs des intox.

L’Organisation de Coopération et Développement Économique (OCDE) qui, fin 2023 et début 2024, a tenu de grandes réflexions dans le cadre d’un forum, l’on a alors constaté que très peu de pays parlaient français. Son siège à Paris ayant été peut-être pour quelque chose. Mais la prédominance de la langue anglaise se ressent, sans doute parce que la plupart des pays de l’OCDE parlent l’anglais que le français qui sont les deux langues officielles de ce mastodonte. Parlant de Paris, ces deux dernières années, seul le forum “Mieux informer demain” tenu du 11 au 13 juillet 2023 a réussi à réunir un large nombre de francophones entre autres. Soit 300 journalistes et activistes venus de 45 pays selon CFI l’organisateur de cet important évènement.

On observe encore avec emphase dans le cadre du Global Challenge où sur la quarantaine d’experts réunis autour de ce projet, très peu viennent d’Afrique francophone en particulier ou du monde éponyme en général soit moins 1%. Pourtant, cette initiative mise en place par l’OCDE et ses partenaires, vise à réunir des experts des technologies et de la désinformation du monde entier pour modéliser une approche commune. Cette approche prend en compte les réalités et contextes mondiaux en matière de prolifération de la désinformation et de la mésinformation avec, en toile de fond, un outil qu’est l’IA-générative. Il est donc question de réfléchir durablement comment combattre la désinformation générée par l’IA-Générative et utiliser cette dernière pour combattre plus efficacement la première.

Autre cas marquant et illustratif, du 05 au 06 octobre 2023, alors que se tenait dans la capitale mauricienne, l’Africa Facts Summit, la plus grande rencontre des fact-checkers africains, les francophones s’en sont tirés avec un seul panel dit « francophone » sur la dizaine inscrite au programme des deux jours de réflexion et de travaux. Notons tout de même que les participants francophones ont bénéficié d’un service de traduction sur mesure, grâce au soutien de l’Agence française de développement médias,  CFI. . Celle-ci a également soutenu la participation d’une vingtaine de fact-checkers d’Afrique francophone à cet évènement majeur. Autrement, la prépondérance numérique des anglophones allait encore se faire ressentir laissant croire à une rencontre des anglophiles qui parlaient pour le continent entier. Une sorte de remake auquel on semble habitué qui ne semble parler à personne pourtant ayant de lourdes conséquences sur l’arrimage général.

Barrière linguistique

Comme un air de plainte, la sempiternelle question de langue a d’ailleurs fait l’objet de débats à Port-Louis avec, à la clé, des promesses des organisateurs pour une meilleure prise en compte des panels dédiés aux francophones. Sauf que les plaintes qui s’assimilent aux jérémiades finissent toujours par agacer l’interlocuteur qui peut revoir sa générosité à la baisse. Un signe de faiblesse structurelle somme toute!

Le cas Sarajevo, cette fois au niveau mondial, est encore plus frappant. En effet, la tenue du GlobalFact 11, la grand-messe mondial du fact-checking, du 26 au 28 juin 2024, dans la capitale bosnienne, a démontré s’il en était encore besoin, la faible place – donnée/prise – des francophones dans les grands rassemblements mondiaux de réflexion et de discussion de haut niveau. Cette fois, aucun panel francophone, pas de français dans la traduction, quelques francophones ayant bénéficié du coup de pouce des bailleurs généreux, ont néanmoins été de la partie. Malgré leur présence, le constat de cette absence frappe, car les initiatives anglophones ont l’air de s’imposer au reste du monde.

L’International Fact-checking Network (IFCN), une initiative de Poynter Institute, donc américaine, tient le monde du fact-checking. La configuration de son conseil consultatif, sorte de conseil d’administration en dit également long sur l’absence des francophones qui doivent malheureusement se soumettre à cette instance qui jusqu’ici, décide de qui est « bon fact checker » et qui ne l’est pas. Fort de ses 15 membres, aucun ne vient du monde francophone. Plus est, on peut constater que même parmi les médias certifiés par l’IFCN, si dans le monde francophone, les médias français tiennent le peloton de tête, en Afrique, seul un média francophone à date est certifié. Congo check puisqu’il s’agit de lui, malgré la conjoncture politique et sécuritaire en RDC en particulier et dans la région en général, parvient tout de même chaque année à renouveler sa certification. La plupart des médias certifiés en Afrique étant en zone anglophone à l’instar du Nigeria qui est parmi les pays détenant le plus grand nombre de médias certifiés IFCN sur le continent.

Une vue des participants à l’Africa Facts Summit 2023 à Port-Louis, Ile Maurice

Ce tableau semble, au regard des principes de l’IFCN, refléter le niveau des médias des pays francophones reconnus par des observateurs, comme très bas aussi bien en langue que professionnellement. Cette posture peut être étayée par l’un des objectifs du projet de Desinfox-Afrique porté par CFI-Medias entre 2021 et 2023 qui était à terme, d’avoir des médias bénéficiaires certifiés comme indicateur. Aucun de la dizaine des médias bénéficiaires n’a pu, jusqu’à la fin du projet, recevoir ladite certification. L’une des principales faiblesses réside par l’observation, dans la non maîtrise du schéma de détection et du traitement d’un fact-checking à haute valeur ajoutée. Certains n’ayant pas su saisir cette opportunité, première du genre sur le continent.

Exclusion ou auto-exclusion

Il est de notoriété mondiale que les médias en Afrique notamment francophone font régulièrement l’objet de vives critiques au sujet de la qualité de leurs contenus, sa politique éditoriale et le modèle économique souvent très éloigné de l’économie classique des médias. Ceux qui s’essaient dans le fact-checking ne facilitent pas non plus cette observation. La diversité des offres de formations n’obéissent pour la plupart à aucun modèle établi et standard sinon à des agendas des porteurs. Cet autre tableau vient encore creuser le fossé. A titre d’illustration, comme un air de concurrence entre Africa Check et Code For Africa, chacun en tant qu’ organisateur et media essaie tant bien que mal d’établir son maillage africain à travers des programmes de formation à l’intention des Africains dans le cadre des cohortes visant à donner les rudiments et la technicité nécessaires aux bénéficiaires. Cette disparité et dispersion des porteurs d’initiative restent, comme nous le rappelons à plusieurs occasions, une distraction. A preuve, malgré toutes ces initiatives dont la structure pour certains est parfois questionnable, le phénomène de la désinformation en Afrique ne recule toujours pas.

Autant le dire, les responsabilités à ce niveau sont sans doute partagées. Entre les bailleurs et porteurs d’initiatives évoluant en vase clos. Autant les bénéficiaires ne mettent presque jamais en pratique les techniques apprises. A preuve, très peu de participants à ces formations poursuivent la dynamique de lutte contre la désinformation, ni sous le prisme du fact-checking encore moins sous celui de l’Éducation aux Médias et l’Information (EMI). Alors que la tendance mondiale de ces derniers mois est à l’implémentation d’une nouvelle approche appelée d’ores et déjà Foreign Information Manipulation and interference (FIMI), les fact-checkers et spécialistes de la désinformation sur le continent en sont encore aux formations basiques. La France à travers Viginum, les Etats-Unis à travers l’Africa Center for Strategic Studies ou encore le Canada à travers le Centre de recherche pour le développement International investissent de plus en plus d’énormes moyens et rattachent la lutte contre la désinformation désormais aux questions de sécurité et de défense. L’objectif étant de se prémunir des attaques externes à ces Etats. La désinformation de type géopolitique est désormais considérée comme une “arme hybride”. Dans la recherche et les études dans ce domaine faisant aussi partie des priorités de ces Etats. L’Afrique qui reste toujours en marge pour des raisons parfois de choix stratégiques ou des priorités des gouvernements est loin de savoir, que c’est désormais sur son sol que se joue la désinformation. Les auteurs ayant compris que dans les Etats les plus avancés, la législation durcit, les politiques publiques en matière de lutte contre ce fléau se multiplient au rythme de la complexité de la désinformation.

En tout état de cause, les médias francophones interrogés brandissent beaucoup plus la question des moyens financiers pour participer à certains évènements internationaux. Quant aux médias anglophones qui bénéficient régulièrement des appuis des donateurs des pays développés anglophones, peuvent participer en nombre souvent impressionnant à ces rencontres internationales où se discutent, se délibèrent des méthodologies et approches professionnelles. Alors que les questions de OSINT et de l’IA-Générative sont encore réduites à être aux programmes des conférences et séminaires pour ne serait-ce qu’en discuter et comprendre de quoi il en retourne, au sommet de Sarajo, le Globalfact 11 a donné à comprendre plutôt comment l’IA-générative est déjà très ancrée dans les habitudes des fact-checkers outre Afrique francophone, déjà suffisamment entraîné pour répondre aux sollicitations. Des communautés ont même déjà vu le jour pour enrichir ces outils, développer ses performances technologiques. Dans ces pays, les législations sont d’ailleurs suffisamment avancées créant de ce fait, une synergie multi-acteurs pour tacler le cou à la désinformation.

Absents des cercles de discussions de haut niveau, les francophones, notamment d’Afrique, manquent également de stratégies. Pourtant, étant le terreau fertile désormais de la désinformation de type géopolitique, en Afrique, la partie francophone est celle qui subit le plus ce phénomène qui va grandissant avec ce que des observateurs appellent “des concurrents stratégiques”, expression utilisée par l’OTAN pour qualifier le pôle leadé par la Russie. Au Burkina Faso, au Mali et au Niger, plusieurs journalistes ont été contraints à l’exil soit en Côte d’Ivoire, au Sénégal ou outre Afrique. Il s’agit de plusieurs fact-checkers, des journalistes d’investigation fouinant dans les dérives autoritaires des nouveaux hommes forts de Bamako, Niamey et Ouaga. La Centrafrique n’est pas en reste, avec la mort suspecte le 23 février 2022, jamais élucidé de Jean Sinclair Maka Gbossokotto promoteur et directeur de publication du journal Anti-Infox et coordonnateur du Consortium des journalistes centrafricains pour la lutte contre la désinformation (CJCLD).

En Afrique anglophone, si les enjeux sont déjà compris et intériorisés, en Afrique francophone, on réfléchit encore à avoir peur de l’IA-générative ou pas. Entre-temps, chatGPT qui est le plus répandu et le plus connu en Afrique francophone a du mal à donner des retours précis et satisfaisants. N’en parlons plus d’OSINT qui, il y a environ 2 ans, était attendu comme un outil salvateur pour la communauté des fact-checkers francophones. Il reste malheureusement le moins exploité et le moins connu en raison de sa complexité technologique et sa faible accessibilité aux fact-checkers francophones. Très peu de bailleurs opérant sur le continent l’ayant soutenu pour démocratiser son accès à la communauté.

Sursaut

On ne le dira jamais assez, l’Afrique francophone doit se réveiller, bousculer, chercher, bêcher et s’investir. Le français ne doit pas être considéré comme une barrière. Les Fact Checkers francophones devant participer aux grandes dynamiques mondiales de lutte contre la désinformation, doivent être capables de se mettre à la page, s’investir dans les grands cercles de réflexion et de décision pour ne pas subir le diktat de ceux qui se sont “levés tôt”.

C’est ici que l’initiative ODIL portée par CheckFirst et l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) doit sortir des sentiers battus. Plus qu’un simple répertoire d’initiatives francophones ou quelques formations en ligne, prendre véritablement le bâton de pèlerin pour impulser une vraie dynamique pour francophone. Idem pour la Plateforme Africaine des fact-checkers francophones (PAFF) qui se positionne désormais comme un bastion imprenable avec une vision très ambitieuse et un programme alléchant pour la communauté des fact-checkers francophones. Plus qu’un réseau comme ceux qui existent déjà et qui ont du mal à aider les membres à se surpasser, la PAFF devrait apprendre des erreurs des autres, pour bâtir une ambition solide qui va résister à l’usure du temps et aux systèmes gouvernants en Afrique francophone.

Paul- Joël kamtchang

Datactiviste/spécialiste de la désinformation.