Balarabe Lawal, le ministre nigérian de l’Environnement a proposé lors de la réunion de défense du budget 2024, avec la Commission mixte de l’Assemblée nationale, de puiser de l’eau dans d’autres pays d’Afrique pour essayer de remplir le Lac Tchad. Après vérification via des études, rapports et auprès des experts en conception halieutique, des hydrologues, océanologues et environnementalistes, cette hypothèse est probable, mais incertaine.
Le 15 décembre 2023, Balarabe Lawal, ministre nigérian de l’Environnement a déclaré devant les membres de la Commission mixte de l’Assemblée Nationale : « (…) Nous nous penchons également sur la question de l’érosion côtière et sur celle du réaménagement du Lac Tchad, par exemple, qui dure depuis longtemps. Ce budget vise catégoriquement à puiser de l’eau dans d’autres pays d’Afrique pour essayer de remplir le Lac Tchad ». Cette déclaration que nous avons traduite de l’anglais au français via le traducteur en ligne Deepl, est contenue dans une vidéo Youtube de la télévision numérique privée TV360 Nigeria, publiée le 18 décembre 2023. La TV360 Nigeria est présentée comme «la première chaîne d’information télévisée en ligne exclusive du Nigeria, basée à Lagos ».
La même information est contenue dans Order Paper Nigeria, la principale organisation indépendante de suivi parlementaire du Nigéria. Cette déclaration est également relayée dans un article du site de la Radio démocratie d’Afrique de l’Ouest (WADR), une station de radio trans-territoriale et sous-régionale basée à Dakar, au Sénégal.
D’après l’Atlas du Lac Tchad réalisé par le Forum mondial du développement durable (FMDD), cette hypothèse est évoquée depuis les années 1930 par l’architecte allemand Hermann Sörgel et est reprise par les politiques depuis plus de quatre décennies.
En effet, après la conférence internationale sur la sauvegarde du Lac Tchad en mars 2018, le projet Transaqua, qui consiste à restaurer le Lac Tchad a été relancé. Le but était de remplir l’étendue en transférant, via un canal de 2 400 km, les eaux du bassin du Congo vers le fleuve Oubangui jusqu’au Chari afin d’alimenter le lac.
Vérification
DataCheck a contacté par e-mail, le 20 juillet 2024, la cellule de communication du ministre Balarabe Lawal pour plus de précisions sur son assertion. Seulement, jusqu’à cette date de publication, nous n’avons pas reçu de réponse. Cet article sera mis à jour lorsque nous recevrons la réponse de la cellule de communication du ministre.
Toutefois, une recherche documentaire sur le sujet nous a renvoyé vers la présentation du projet Transaqua faite en 2011 par Marcello Vichi, l’ingénieur/architecte dudit projet. D’après ce document de six pages, le projet de transfert d’eau pour le Lac Tchad est techniquement et économiquement faisable. « Cette autoroute fluviale de 2 400 km au cœur de l’Afrique pourra couvrir environ 800 km sur le territoire de la République Centrafricaine et 1 600 km sur le territoire du Congo. L’idée était, et est toujours, de déverser plus de 3 000 mètres cubes d’eau douce par seconde dans le Lac Tchad (ce qui équivaut à environ 100 milliards de mètres cube par an), en ne retirant du fleuve Congo qu’environ 6 à 8 % de son débit global(…) Avec seulement 2 milliards de dollars par an, au bout de 20 ans, nous aurions aujourd’hui une série d’énormes chantiers massifs en cours de développement et d’expansion au niveau interafricain », lit DataCheck dans cet extrait écrit en anglais et traduit en français.
Plan de transfert de l’eau vers le lac Tchad selon Marcello Vichi © Marcello Vichi
Outre cette présentation, DataCheck a également consulté le rapport général du Mémorandum économique régional sur le bassin du Lac Tchad. Ce document de la Banque mondiale publié en juin 2021 mentionne une étude menée en 2011 par Cima International, une entreprise canadienne d’ingénierie basée à Laval, qui a conclu à la faisabilité d’un transfert d’eau depuis la rivière Oubangui vers le Lac Tchad.
D’après cette étude, cette proposition a été retenue comme « option préférée pour le projet de transfert d’eau » par les pays membres de la Commission du Bassin du Lac Tchad (CBLT), dont le but est de coordonner les actions de différents États, pouvant affecter les eaux du bassin du Lac Tchad et régler pacifiquement les problèmes et différends affectant cette zone.
Une carte montrant deux propositions de projets pour relier le Lac Tchad et le fleuve Congo. © CIMA
Djibrilla Mohamadou, Secrétaire exécutif du Global Water Partnership, Afrique Centrale (GWP-Caf), un réseau international créé pour entre autres, favoriser une approche intégrée de la gestion des ressources en eau que nous avons contacté par mail, confie que « bien qu’il existe des projets de transfert d’eau dans le monde, celui du Lac Tchad est spécifique (endoréisme, zones de plaine humide, connaissances encore limitées de la ressource, transfrontalier …) et demandera beaucoup d’études pour comprendre l’impact du projet (socioéconomique et environnemental) dans la sous-région. Il faudra également une bonne consultation/communication avec les parties prenantes du bassin du Congo pour faciliter leur adhésion au projet si ce dernier est toujours d’actualité car aujourd’hui de nouvelles études montrent que le Lac Tchad se reconstitue peu à peu ».
Techniquement possible
Puiser de l’eau dans d’autres parties des pays africains est, selon Dr Sakaros Bogning, enseignant à l’Université de Douala et expert en hydrologie spatiale, techniquement possible. « Le Lac Tchad est voisin de deux grands bassins africains qui regorgent beaucoup d’eau. C’est le bassin du Congo d’un côté avec la limite entre les deux bassins versants du Chari et de l’Oubangui ; et le bassin du Niger avec la partie nigériane et la partie camerounaise vers la Bénoué (…) il est possible de puiser l’eau dans ces bassins-là », explique l’universitaire.
Adamou Ndam, géographe physicien et ingénieur environnementaliste est du même avis. « Avec la technologie actuelle et avec les moyens dont disposent ces pays, je pense qu’il est possible de mettre sur pied les mécanismes pouvant permettre d’acheminer les eaux des autres pays vers le Lac Tchad », confie -t-il.
Considéré comme l’affluent le plus important de la rive nord du Congo, l’Oubangui, selon Dr Sakaros Bogning, a beaucoup de ressources en eau qui peuvent le booster. « On peut faire la récupération deux fois dans l ‘année. Les bassins équatoriaux nord aujourd’hui, présentent un problème de décalage entre les crues de printemps et les crues d’automne, de sorte qu’il est plus favorable aujourd’hui de prélever des eaux à une seule saison pendant les crues d’automne. », précise le spécialiste.
Plan de transfert interbassin réalisé par la CBLT (2009-2010)
Pour réaliser ce transfert, il faut, indique Dr Sakaros Bogning : « savoir dresser les ouvrages hydrauliques qui vont permettre de passer les eaux d’un bassin versant à un autre. Et pour ça, de nombreux ouvrages sont possibles. On peut faire une sorte de canalisation souterraine, un peu comme si on faisait des tunnels ou on peut faire des drains superficiels qui puissent permettre de prendre les eaux d’une rivière et faire changer de bassin ».
Une technique que soutient Espérance Noumbou, ingénieure de conception halieutique, spécialisée dans la gestion des pêches et des écosystèmes aquatiques. « Soit des drainages, soit des pompages. C’est le même principe que celui qu’on utilise lors de la création des lacs artificiels. (Mais), les pompages sont plus coûteux que les drainages », précise-t-elle, en évoquant l’exemple de la Chine avec son projet de déviation des eaux du Sud au Nord.
Les 3 routes du projet de transfert des eaux Sud-Nord en Chine © Belfer Center
Faisable, mais incertain
Toutefois, ces spécialistes émettent des réserves par rapport à sa matérialisation. « Aller récupérer des ressources en eau dans le bassin du Congo, c’est creuser encore plus le déficit existant. Côté Cameroun, ça peut être un peu complexe parce qu’on parle d’une zone semi-aride où on a parfois des cours d’eau non permanents (des mayo) et le débit de la Bénoué n’est pas très grand (…) lorsqu’on va dévier les eaux pendant les crues, il y a une phase pendant laquelle, surtout en étiage, où on ne peut pas apporter grand-chose, et le processus va continuer », développe Dr Sakaros Bogning.
Les craintes d’Espérance Noumbou sont portées sur l’impact d’un tel projet sur la faune. « Il peut arriver qu’on introduise de nouvelles espèces qui deviennent invasives et tuent les espèces endémiques au Lac Tchad. Ou bien elles peuvent ne pas supporter les conditions physicochimiques du Lac Tchad et mourir » souligne-t-elle. Dans la même logique, Dr Sakaros Bogning relève que : « on risque d’avoir des espèces nuisibles qui vont entrer dans le bassin et changer totalement son fonctionnement. On pourrait donc avoir des ressources en eau, mais peut -être perdre une ressource halieutique et bien d’autres ressources encore ».
Enseignant à la Faculté des Sciences de l’Université d’Ebolowa, François Désiré OWONA, hydrobiologiste et environnementaliste souligne que « les causes irréversibles après le drainage d’un fleuve vers le Lac Tchad seraient plus nombreuses au point de générer d’autres problèmes encore plus graves. Le fleuve va perdre une très grande partie de sa biodiversité et de nombreuses ressources dont vivent les populations. Aucun décideur conscient de l’impact de ces causes irréversibles ne peut approuver cela. Voilà pourquoi depuis des années aujourd’hui ça traîne ». Surtout que, comme le relève Dr Sakaros Bogning « personne ne sait quel type et quelle quantité d’eau il faut pour cette manœuvre ».
En effet, cette hypothèse justifie les craintes de la France et de l’Union européenne depuis de nombreuses années quant à «l’inadéquation entre le projet et la sauvegarde du Lac Tchad ». En outre, le mémorandum économique régional sur le bassin du lac Tchad remarque que, « bien que techniquement réalisable, ce projet d’infrastructure massif est estimé à un coût exorbitant. Il a été critiqué pour les effets négatifs potentiels sur les écosystèmes des deux bassins ainsi que pour les effets négatifs possibles sur le débit du bassin du Congo ».
Les préalables
Pour remplir le Lac Tchad, il faut, selon Espérance Noumbou, faire des études préliminaires. Notamment : « Étudier la topographie de la zone du bassin du Lac Tchad et de tous les pays qui se partagent le Lac Tchad, les pays limitrophes du Lac Tchad (…) il faudra qu’ils étudient les bassins hydrographiques de tous ces pays-là. Et à partir de là, ils verront les cours d’eau, les rivières qui ont un débit assez abondant pour ce transfert », explique-t-elle.
A en croire le géographe physicien Adamou Ndam, « pour être sûr de restaurer le Lac Tchad en puisant de l’eau dans d’autres pays, il serait important d’identifier quelles sont les causes du rétrécissement du Lac Tchad, quelles sont les relations de causes à effets. Il faut également faire une comparaison des paramètres physicochimiques et bactériologiques. Si on n’a pas de réponses à ceci, on ne pourra pas puiser de l’eau dans les autres pays pour remplir le Lac Tchad avec succès ».
Aussi, craint Dr Sarakos Bogning : « Il ne serait pas intéressant d’aller prélever des eaux dans un bassin au point de créer un déficit très important, surtout qu’il faut vraiment remarquer que les bassins environnants, notamment celui d’Oubangui est en déficit depuis pratiquement 5 décennies actuellement. »
Sur cette question de transfert d’eau, François Désiré Owona s’interroge : « Est-ce qu’il faut nécessairement dans un premier temps de l’eau pour restaurer le lac Tchad ? Pourquoi ne pas penser d’abord à la végétalisation du site ? On peut bien drainer l’eau vers le lac mais est-ce que la vitesse d’évaporation ou d’infiltration est connue ? Revégétaliser la zone pourrait, de mon point de vue, entraîner le retour d’une pluviométrie permanente et une restauration progressive. Cela peut prendre du temps, mais pourrait être efficace, encore plus si c’est accompagné du drainage de certains fleuves qu’on va sacrifier au profit du Lac Tchad. »
Comme lui, Dr Sakaros Bogning milite pour le reboisement. « Des recherches ont montré que le regain en précipitations est synonyme aussi de changement de couverture, d’occupation de sol, dont la végétation aussi va suivre. Il faut penser à des solutions liées à la nature, beaucoup moins aller vers l’ingénierie. Les systèmes hydrologiques qu’on va mettre en place pour dévier de l’eau d’un coin à un autre, ne sont jamais la bonne solution très souvent. », explique-t-il. Toutefois, au-delà de l’engagement du Nigéria, « la restauration du Lac Tchad va demander beaucoup de concessions pour les États, si la seule solution est celle de drainer les fleuves pour le remplir. C’est un projet qui demande une réflexion encore plus profonde et sans précipitation », soutient François Désiré Owona.
Des inquiétudes déjà évoquées au Mémorandum économique régional sur le bassin du lac Tchad. « L’investissement transnational massif interbassins envisagé pour transférer l’eau du bassin du fleuve Congo au Lac Tchad est privilégié par rapport aux interventions structurelles visant à faire face au déclin environnemental et à la transformation agricole dans la zone du bassin au sens large, en particulier autour des affluents sud du lac », peut-on lire.
En définitive, la déclaration du ministre nigérian de l’Environnement, Balarabe LAWAL, selon laquelle on peut puiser de l’eau dans d’autres pays africains pour remplir et restaurer le Lac Tchad est faisable, mais difficile à matérialiser. D’après des études et analyses des experts, le transfert des eaux vers le Lac Tchad est techniquement possible, mais les inquiétudes scientifiques liées à l’impact et à la pérennité du projet, laissent penser que ce transfert ne suffira pas pour remplir et restaurer le Lac Tchad.
Romulus Dorval KUESSIE
Cet article a été rédigé dans le cadre de la 1ère cohorte des académies de Fact-checking, initiées par ADISI-Cameroun. Un projet financé par CJID avec l’appui technique de DataCheck.
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