Un article publié le 31 mars 2023 dans le blog de la Banque mondiale indique que la forte croissance démographique est trop souvent tenue pour responsable de la violence et des conflits dans le Lac Tchad. Après vérification auprès d’un expert en gestion des ressources naturelles dans le bassin du Lac Tchad, un journaliste chercheur en développement et résolution des conflits dans le bassin du Lac Tchad, et en consultant des rapports et études, la forte croissance démographique est effectivement un défi, mais ne doit pas être considérée comme la seule cause de la violence dans cette zone. 

Le 31 Mars 2023, la Banque mondiale publie dans son blog : « La forte croissance démographique est trop souvent tenue pour responsable de la violence et des conflits. L’expérience montre que les mécanismes qui transforment une forte croissance démographique ou une grande densité de population en conflit violent sont spécifiques, liés dans certains cas au rôle et au statut des jeunes et à l’écart entre les attentes et les difficultés quotidiennes »Intitulé «Tordre le cou aux idées reçues sur la région du lac Tchad », cet article tire sa source d’une étude d’évaluation des risques et de la résilience dans la région du Lac Tchad de la  Banque mondiale publiée en novembre 2021.

Une étude similaire a été menée par le Bureau régional pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre du Fonds des Nations Unies pour la population (Unfpa). Axée sur la dynamique démographique et la crise dans les pays autour du Lac Tchad, l’étude fait entre autres, mention des populations des quatre pays autour du bassin du Lac Tchad (BLT), estimées à 246 millions d’individus en 2017. Le Nigéria dont la population avoisine les 186 millions représente les 75% de la population du bassin. Le Cameroun qui se situe également dans ce bassin, détient les 10 % de la population.

« Le taux d’accroissement démographique dans cette sous-région reste l’un des plus élevés au monde et s’établit en moyenne à 2,8 % avec des disparités importantes entre les quatre pays. Le Cameroun (2,5% par an) et le Nigeria (2,7% par an) détiennent les taux d’accroissement démographique les plus faibles comparés au Tchad et au Niger qui affichent respectivement des taux de 3,3% et 4% par an pour l’année 2017 », précise l’étude.

Sur l’origine des conflits dans le BLT, Mabingue Ngom, Directeur Régional de l’Unfpa pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre relève dans le même document que « parmi les multiples causes de ces crises observées dans la région, figure la forte croissance démographique (l’une des plus élevée du monde) qui verra la population de ces pays doubler dans les vingt prochaines années. »

Made with Flourish

Vérification

Aboukar Mahamat, expert en gestion des ressources naturelles en service à la Commission du Bassin du Lac Tchad (Cblt) que nous avons joint par messagerie Whatsapp, revient sur la corrélation entre la forte démographie, les violences et conflits dans le bassin.  « Il est admis que le bassin du Lac Tchad a une population estimée à 50 millions de personnes dont la moitié habite la partie nigériane du bassin qui ne représente pourtant que 7,5 % de la superficie totale du bassin (UNEP, 2010). Dire que la démographie est à l’origine des conflits et des violences dans la partie Nigériane, c’est possible. Pour les autres portions des pays dans le bassin, je ne le pense pas. L’Analyse Diagnostique Transfrontalière (ADT) de 2018 a examiné l’ensemble des défis et menaces qui se proposent dans le bassin et a priorisé 4, considérés alors comme les problèmes environnementaux transfrontaliers prioritaires (Petp) et partagés les plus urgents à résoudre », indique Aboukar Mahamat.

D’après cette ADT, les problèmes transfrontaliers sont, selon une analyse détaillée comme le montre la présentation schématique du cadre d’analyse du problème, les causes profondes, les impacts environnementaux, les causes immédiates et sous-jacentes, ainsi que les conséquences socio-économiques.

A la lecture de l’analyse, les causes profondes sont souvent liées aux aspects fondamentaux de la macroéconomie, de la démographie, des modes de consommation, des valeurs environnementales, et de l’accès à l’information et aux processus démocratiques. « A mon avis, les conflits et les violences sont les conséquences des problèmes susmentionnés et non la poussée démographique. Je pense également que ces conflits et ces violences s’inscrivent dans des dynamiques antérieures de dégradation de la situation sécuritaire, des diverses formes de criminalités et de leurs business, aux effets du sous-développement et de la pauvreté, à l’insuffisance de l’analyse et aux contraintes politiques et économiques internes », relève Aboukar Mahamat.

Le résumé d’une recherche de la Rand, une organisation américaine de recherche à but non lucratif et non partisane dont le but est d’améliorer les politiques et la prise de décision grâce à la recherche et à l’analyse, fait mention de ce que les facteurs démographiques sont, mais rarement, une source directe aux conflits entre nations. « Ils peuvent toutefois exacerber les tensions existantes et accroître le risque de conflits violents », déduit cette étude. Brian Nichiporuk, analyste en chef de la Rand et auteur de la recherche indique dans ce résumé publié en janvier 2000 : « Les effets des tendances démographiques sur la sécurité peuvent être ramenés à trois classes. Elles peuvent mener à des changements dans la nature des conflits. Elles peuvent affecter la nature des fondements de la puissance nationale. Elles peuvent influencer les causes des conflits à venir. »

Le même auteur a révélé dans un autre article publié la même année, qu’« au cours du XXIe siècle, la dynamique de la croissance démographique, les modes de peuplement et les mouvements transfrontaliers auront certainement un impact sur la sécurité internationale. Les changements démographiques dans des environnements politiques déjà tendus en raison de conflits territoriaux, de rivalités ethniques, de divisions idéologiques ou de tensions environnementales peuvent exercer une pression suffisante pour déclencher un conflit violent, voire une guerre ouverte. Les facteurs démographiques méritent donc d’être analysés en tant que facteurs potentiels de conflit armé. »

La démographie, un facteur de conflits

Joint par appel téléphonique, puis via la messagerie Whatsapp, Joel Mamane, journaliste et chercheur en développement et résolution des conflits dans le bassin du Lac Tchad affirme que la forte démographie dans cette région constitue un des facteurs qui peuvent conduire à la violence et aux conflits. « Parmi les multiples causes de ces crises observées dans la région, figure la forte croissance démographique, l’une des plus élevées du monde, qui verra la population de ces pays doubler dans les vingt prochaines années. La démographie galopante dans le bassin du lac Tchad constitue donc indéniablement un facteur aggravant des conflits dans cette région. La pression démographique, exacerbée par l’afflux massif de réfugiés et de déplacés internes fuyant l’insécurité, notamment celle causée par Boko Haram, crée une compétition accrue pour les ressources de plus en plus rares. »

Pour lui, le passage de la population de l’Extrême-Nord Cameroun de 1 million à plus de 6 millions selon l’annuaire statistique publié par l’Institut nationale de la statistique (INS) survenu en à peine 25 à 30 ans est révélateur d’une situation explosive. « Cette croissance n’est pas seulement le fruit d’une augmentation naturelle, mais aussi des crises répétées qui poussent des milliers de personnes à se déplacer vers des zones plus sécurisées. L’impact de ces déplacements massifs est lourd, car il exacerbe la compétition pour les ressources déjà limitées, comme l’eau et les terres agricoles, essentielles à la survie », témoigne Joël Mamane.

Le journaliste chercheur révèle que les conflits agro-pastoraux entre les Mousgoum et les Arabes Choa, dans la région de l’Extrême-Nord, illustrent bien cette problématique. « L’insuffisance des ressources pour subvenir aux besoins de cette population croissante est une véritable bombe à retardement, alimentant les tensions et risquant d’aggraver encore plus les conflits dans la région. En résumé, sans une gestion efficace et équitable des ressources et une réponse appropriée aux défis démographiques, la situation dans le bassin du lac Tchad pourrait continuer à se détériorer, entraînant des conflits de plus en plus fréquents et violents », indique Joël Mamane.

Possibilité de résoudre les conflits

Selon Joël Mamane, la résolution des conflits dans le bassin du Lac Tchad est un défi complexe qui ne peut être abordé avec une solution unique et définitive. Cependant une approche multifacette centrée sur le développement économique et social semble essentielle pour apaiser les tensions. « les pouvoirs publics des pays concernés, en partenariat avec les autorités traditionnelles, devraient orienter leurs politiques vers la lutte contre la pauvreté qui sévit dans cette région, malgré ses richesses naturelles considérables. L’accent doit être mis sur les jeunes, qui représentent la tranche la plus vulnérable de la population et sont souvent les plus susceptibles d’être enrôlés dans des conflits, comme le montre leur participation significative dans les rangs de Boko Haram. » A-t-il ajouté

Pour le journaliste chercheur, il faudra aussi « créer des opportunités d’emploi pour ces jeunes. Cela peut être réalisé par le développement de projets structurants, comme la mise en place d’usines agroalimentaires qui valoriserait les ressources agricoles locales(…) une synergie d’action plus efficace entre les pays du bassin du Lac Tchad est nécessaire. Bien que la Commission du Bassin du Lac Tchad existe déjà, ses actions restent limitées. Une collaboration renforcée et dynamique entre ces nations pourrait contribuer à une gestion plus durable et pacifique des ressources, réduisant ainsi les sources de conflit dans cette région sensible », explique Joël Mamane.

En définitive, l’idée reçue selon laquelle la forte démographie est à l’origine des violences et des conflits dans le bassin du Lac Tchad n’est pas avérée. D’après les études, les rapports, les experts, la forte démographie n’est qu’un des facteurs des crises mais pas la cause directe.

Carmen Olivia Bilé

Cet article a été rédigé dans le cadre de la 1ère cohorte des académies de Fact-checking, initiées par ADISI-Cameroun. Un projet financé par CJID avec l’appui technique de DataCheck.